Paul Guillon - Images et poésie - Traductions - Jan Zahradníček

Jan Zahradníček

 

Poème :

Et personne

 

C’était dehors et c’était à l’intérieur.
La même brise soufflait
entre l’heure matinale et l’heure du soir.
Le dénouement des liserons au soleil et aux tiges là, dehors,
se répétait en gémissant dans les vrilles des doigts
qui cherchaient le soleil là, à l’intérieur,
tandis que les campanules blanches se renversaient
d’un bonheur trop grand de la lumière.

C’était le mois de mai et ça grondait de l’approche de la Pentecôte.
Les nuages lourds de pluie craquaient aux coutures des éclairs.
Les forêts fumaient et les pivoines se dépêchaient
de s’embraser sur le sein de l’été,
de s’embraser sur le sein des autels et il n’y avait
qui que ce soit pour courir avec elles
avant que ne roule jusqu’ici la crainte creuse des menaces
qui grondent dans le vide entre les étoiles, entre les mots.

Mais nous étions perdus
au fond du printemps dont les émeraudes viraient
au jaune laiton des clairons
au jaune, bleu et rouge de l’été qui advenait de loin.
Nous étions comme un couvercle et un vase qui traînent depuis longtemps,
qui traînent depuis de longues années éparpillés loin l’un de l’autre
par un accès hystérique de cruauté.
Et personne n’a soulevé le couvercle ni n’a soulevé le vase
pour les poser l’un sur l’autre
pour que le couvercle de nouveau couvre
le vase qui débordait sans cesse de son feu vivant.

Personne, par le coude de pitié n’effacera les obstacles posés de nouveau
entre l’homme et la femme,
murs, escaliers, villes, rues et gares, lointains,
papier, verre et l’indifférence de la vie qui roule
sur les champs de bataille et les cimetières.

Personne, durant des années, n’a uni la main de l’homme à celle de la femme
et ne les a laissés seuls sous les étoiles avec l’herbe et les feuilles de la nuit.
C’est seulement maintenant que les pommiers ont eu pitié dans leurs voiles défleurissantes,
s’approchant d’un pas, d’un petit pas plus près de nos mains et de nos visages.
Et comme la nuit continuait dans les étoiles,
les coqs éloignèrent l’aube
sur tes épaules et sur ton front.
Et à cause de toi la fauvette ne se résolvait pas
à annoncer le matin aux marguerites embuées.

Le silence de la nuit se prolongeait.
La distance de rosée se prolongeait entre nous et le monde lointain
qui se réveillait derrière la paroi des forêts, les murs des villages et des villes.
Les chevaux de soleil grattaient dans le sable rose la pointe de l’aube.
La pluie seule est restée avec nous, qui se répandait jusqu’en un torrent mugissant et épais
pour la plus grande satisfaction des tiges et des grenouilles.
Seulement l’été, qui commençait dans les têtes des pivoines
promettait tant de joie à tant de gens.

Et il n’y avait personne pour empêcher le feu de brûler.
Et il n’y avait personne pour empêcher l’eau des larmes de couler
emportant de nos yeux ces années laides et lourdes,
l’obscurité, la poussière, les toiles d’araignée et l’angoisse
des jours sans soirs, des soirs sans nuits et des nuits sans jours.

 

© Jan Zahradníček
Trad. Paul Guillon et Klára Jelínková,
Communio, été 2007.

 

Biographie : Jan Zahradníček est né en 1905 à Mastník u Třebíče dans une région à la frontière de la Bohême et de la Moravie, la même que celle où était né et vivait Reynek. Enfant, il subit un grave accident dont il gardera un léger handicap et surtout une visible difformité, et dont il parlera surtout dans ses premiers poèmes. Sa vie est dès le début marquée par l’épreuve et la souffrance, qui ne le quitteront que rarement.
En 1926, à l’âge de dix-neuf ans, alors qu’il a entrepris des études de lettres anglaises, françaises et allemandes, à la Faculté philosophique de l’Université Charles de Prague, il débute dans la revue des intellectuels et poètes catholiques Tvar et entre dans le cercle littéraire des poètes pragois de sa génération auprès de Halas, Seifert, Holan, Palivec, Hora. Son premier recueil, Les tentations de la mort, en 1930, témoigne de ses tâtonnements dans la recherche de sa voix. Comme le titre l’indique, le thème de la mort y domine, comme chez la plupart des grands auteurs tchèques en ce début des années trente : Holan écrit son Triomphe de la mort et Halas Le coq chasse la mort. Après Le Retour, en 1931, son troisième recueil, Les Sorbiers, paru en 1933, marque la véritable naissance du poète, avec une poésie très concentrée, sous la forme de sonnets d’une grande puissance métaphorique et d’un grand lyrisme naturaliste. En 1935, il publie dans la même veine L’Été assoiffé.
Au milieu des années trente il quitte Prague et déménage à Vysočina en Uhřínov où il écrit les recueils Les Gonfanons, La Vieille terre, Sous le fouet passionnel, et traduit des auteurs allemands, Rilke, Hölderlin, Gertrude von le Fort, T. Mann, et français, Charles du Bos, Claudel, Pierre Emmanuel notamment. Très actif dans la vie intellectuelle catholique, il est, à partir de 1940, le rédacteur en chef de la revue littéraire catholique Akord, jusqu’à son interdiction en 1944 puis de nouveau après la guerre et jusqu´à son interdiction définitive en 1948. Il est alors le maître d’œuvre de la vie intellectuelle catholique tchèque et donne de nombreuses conférences. En 1945, il épouse une jeune institutrice, Marie Bradácová, qui lui donnera trois enfants.
A ces temps heureux vont bien vite succéder de nouvelles épreuves, jusqu’à la fin. Prétextant l’antisémitisme de certains auteurs catholiques, comme Durych, le régime communiste mis en place après la guerre accuse tous les intellectuels catholiques, fer de lance de l’anticommunisme, de fascisme. Zahradníček mène cependant une vie littéraire intense, et parvient à éditer encore ses recueils Saint Venceslas (1946), Psaume de l’an 1942 (1945), La Vieille terre (1946), La Saletta (1947), recueils très différents de ceux de la période précédente : à la brièveté intense des poèmes de ses débuts, succèdent de longs vers libres, très emphatiques, embrassant de grandes questions théologiques et anthropologiques. Le Signe du pouvoir, écrit alors, ne pourra être édité que beaucoup plus tard. L’étau communiste commence en effet à se resserrer autour de lui. Beaucoup plus engagé et exposé que Reynek, il est arrêté en 1951, et condamné à treize ans de prison pour "crime de haute trahison"  – peine réduite ensuite à neuf ans. En prison, il continue néanmoins à composer des poèmes, mais comme il ne dispose pas de papier, les autres prisonniers apprennent ses poèmes par cœur, et les notent une fois sortis de prison. De ces poèmes composés en prison proviennent les recueils La Maison-Peur d’où est tiré "Ils diront que la vie...", et Les Quatre années.
En 1956, sa femme et ses trois enfants Zdislava, Jan et Klára s’empoisonnent avec des champignons – sa femme et son fils en réchappent finalement mais pas ses deux filles. Zahradníček est alors libéré. Il pense que sa libération est définitive, mais deux semaines plus tard il est contraint de retourner finir sa peine. Il restera en prison encore quatre ans – d’où le titre de son dernier recueil. Définitivement libéré lors de la première grande amnistie pour les prisonniers politiques en 1960, il meurt quelques mois après sa libération à la suite d’une crise cardiaque et d’une défaillance complète de l’organisme.

 

Bibliographie :
- Pas de recueil de Jan Zahradníček en français à ce jour.
- Quelques poèmes dans l’Anthologie de la poésie tchèque contemporaine. 1945-2000, Choix, présentation et traduction de Petr Král, Poésie/Gallimard, 2002.

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