Paul Guillon - Images et poésie - Anthologie personnelle - Seamus Heaney
ANTHOLOGIE

Seamus Heaney

 

Extraits :

Depuis la frontière de l’écriture

 

L’oppression et le vide autour de cet espace
quand, l’auto arrêtée sur la route, l’armée
examine sa marque et sa plaque et, tandis qu’à la vitre

un soldat se penche, tu en aperçois d’autres
sur la colline au-delà, qui observent
derrière leurs mitrailleuses pointées sur toi

et tout est pure interrogation
jusqu’à ce qu’un fusil bouge et que tu avances
accélérant avec prudence et détachement –

un peu plus vide, plus épuisé, comme toujours
par ce frissonnement de l’être,
soumis pourtant, et docile.

Et tu conduis vers la frontière de l’écriture
où tout recommence. Les mitrailleuses sur leurs trépieds ;
le sergent qui répète au talkie-walkie

ton état-civil, attendant le braillement
qui te libérera ; et le tireur d’élite
qui te vise depuis le soleil comme un faucon.

Et soudain tu es au-delà, suspect mais libre,
comme ayant gagné au travers d’une cascade
le sombre courant d’une route asphaltée,

passant les voitures blindées, fuyant entre
les soldat postés qui affluent et refluent
pareils à l’ombre des arbres sur la vitre luisante.

 

From The Frontier Of Writing

 

The tightness and the nilness round that space
when the car stops in the road, the troops inspect
its make and number and, as one bends his face

towards your window, you catch sight of more
on a hill beyond, eyeing with intent
down cradled guns that hold you under cover

and everything is pure interrogation
until a rifle motions and you move
with guarded unconcerned acceleration —

a little emptier, a little spent
as always by that quiver in the self,
subjugated, yes, and obedient.

So you drive on to the frontier of writing
where it happens again. The guns on tripods;
the sergeant with his on-off mike repeating

data about you, waiting for the squawk
of clearance; the marksman training down
out of the sun upon you like a hawk.

And suddenly you're through, arraigned yet freed,
as if you'd passed from behind a waterfall
on the black current of a tarmac road

past armor-plated vehicles, out between
the posted soldiers flowing and receding
like tree shadows into the polished windscreen.

 

 

La lanterne de l’aubépine

 

La cenelle hivernale brûle hors de saison,
pomme de l’épine, humble clarté pour les humbles,
n’attendant rien d’eux sinon qu’ils veillent
à garder vive la mèche de la dignité,
sans avoir à les aveugler d’illuminations.

Mais parfois dans le gel quand s’emplume l’haleine
elle prend la forme errante de Diogène
avec sa lanterne, recherchant un juste ;
et tu te vois scruté derrière la cenelle
qu’il lève à hauteur des yeux sur son rameau,
et tu recules devant sa chair soudée au noyau,
sa piqûre au sang (qu’elle te juge et te disculpe !),
sa maturité becqueté qui te sonde, puis qui passe.

 

The Haw Lantern

 

The wintry haw is burning out of season,
crab of the thorn, a small light for small people,
wanting no more from them but that they keep
the wick of self-respect from dying out,
not having to blind them with illumination.

But sometimes when your breath plumes in the frost
it takes the roaming shape of Diogenes
with his lantern, seeking one just man;
so you end up scrutinized from behind the haw
he holds up at eye-level on its twig,
and you flinch before its bonded pith and stone,
its blood-prick that you wish would test and clear you,
its pecked-at ripeness that scans you, then moves on.

 

© Pour la version française, trad. Gérard Cartier, La Lanterne de l’aubépine, Le Temps des cerises, 1996.
© Pour la version anglaise originale, Seamus Heaney, The Haw Lantern, Faber and Faber, 1987.

 

Biographie : Seamus Heaney est, depuis longtemps, dans le monde anglo-saxon et au-delà pour le monde universitaire, le poète irlandais. Sa renommée est devenue mondiale et grand public, à tout le moins dans les pays où on lit encore de la poésie, depuis son prix Nobel de littérature, reçu en 1995 à l’âge de 56 ans.
Né en 1939, il est l’aîné d’une très nombreuse famille catholique d’Ulster (Irlande du Nord). Son père, taciturne, est d’une famille d’éleveurs, sa mère, bavarde, vient d’une famille ouvrière. Heaney est à la croisée de tous ces mondes.
En 1965, il épouse Marie Delvin, enseignante et écrivain.
D’abord professeur dans le secondaire, il est maître de conférence en littérature anglaise à Belfast de 1966 à 1972 et à Berkeley (Californie) en 1970-71. Il choisit ensuite de s’installer en République d’Irlande pour y enseigner et pour travailler comme journaliste indépendant à la télévision irlandaise. En 1981, il devient maître de conférence à Harvard (Massachusetts) où il est élu professeur à la chaire de rhétorique et d’éloquence en 1984. En 1989, il est élu pour cinq ans à la chaire de poésie de l’université d’Oxford.
Sa poésie reflète les contradictions du monde qui l’a vu naître : elle célèbre la nature douce et fascinante de l’Irlande autant qu’elle dénonce la brutalité de la situation politique en Ulster, dans une langue souple et claire où le réel s’impose souvent dans toute sa rugosité.
Depuis 1966, il a publié une quinzaine de recueils de poèmes. Avant et après le prix Nobel, son œuvre a été maintes fois couronnée par de nombreux prix. Son dernier recueil, par exemple, District and Circle, a reçu le prix TS Eliot en 2006.
Il est décédé le 30 août 2013.

 

Bibliographie en français :
- Pays des marées, anthologie de poèmes, édition bilingue, traduit de l'anglais par D. Hare et M. Tardieu, éditions Granit, 1987.
- Poèmes (1966-1984), traduit de l'anglais par Anne Bernard Kearney et Florence Lafon, préface de Richard Kearney, Gallimard, "Du monde entier", 1988.
- Les Errances de Sweeney (Sweeney Astray. A Version from the Irish, 1983, inspiré du poème médiéval irlandais Buile Suibhne), poème, traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner, postface de Theo Dorgan, éditions Le Passeur, "Bibliothèque de l’arc atlantique", 1994.
- La Lanterne de l’aubépine, trad. Gérard Cartier, Le Temps des cerises, 1996.
- La Lucarne, trad. Patrick Hersant, édition bilingue, Gallimard, coll. Du monde entier, 2005.
- L'étrange et le connu : poèmes (The Spirit Level, 1996), trad. Patrick Hersant, édition bilingue, Gallimard, coll. Du monde entier, 2005.

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