Paul Guillon - Images et poésie - Anthologie personnelle - René Char
ANTHOLOGIE

René Char

 

Extraits :

La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j'ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. A fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.

 

© Feuillets d’Hypnos n°178,
in Fureur et mystère, 1948.

 

 

Pleinement

 

Quand nos os eurent touché terre,
Croulant à travers nos visages,
Mon amour, rien ne fut fini.
Un amour frai vint dans un cri
Nous ranimer et nous reprendre.
Et si la chaleur s’était tue,
La chose qui continuait,
Opposée à la vie mourante,
A l’infini s’élaborait.
Ce que nous avions vu flotter
Bord à bord avec la douleur
Etait là comme dans un nid,
Et ses deux yeux nous unissaient
Dans un naissant consentement.
La mort n’avait pas grandi
Malgré les laines ruisselantes,
Et le bonheur pas commencé
A l’écoute de nos présences ;
L’herbe était nue et piétinée.

 

© Les Matinaux, 1950.

 

Biographie : René Char est né en 1907 à l’Isle-sur-la-Sorgue, village du Vaucluse dont son père fut le maire. Dans les années 30, il monte à Paris et adhère au mouvement surréaliste. Pendant la seconde guerre mondiale, il rejoint sa région natale où il devient chef d’un maquis, sous le nom de Capitaine Alexandre. C’est durant cette période qu’il écrit ses Feuillets d’Hypnos, notes rédigées en hâte dans les temps morts de l’engagement, dans lesquelles la poésie, pourtant en retrait, illumine chaque page.
Cette "lecture" de ce tableau de George de La Tour repose sur ce qui apparaît aujourd’hui comme un contre sens, puisque Char y voyait, comme ses contemporains, une œuvre profane, là où la critique actuelle y discerne Job et sa femme, sans doute du reste moins là pour le railler que pour le rassurer. Elle n’en saisit pas moins son sens profond, propre à toute l’œuvre de de La Tour, peintre d’une lumière spirituelle dont la beauté transcende et habite jusqu’aux plus obscures ténèbres.
Après la guerre, René Char trace désormais son sillon poétique solitaire en Provence. La reconnaissance vient dans les années 1960, jusqu’à la publication de ses œuvres complètes, de son vivant, dans la bibliothèque de la Pléiade en 1983. Il est mort à Paris en 1988.

 

Bibliographie : L’essentiel des poèmes de René Char ont été publiés dans la collection de poche Poésie/Gallimard :
- Fureur et mystère, 1967.
- Les Matinaux suivi de La Parole en archipel, 1969.
- Recherche de la base et du sommet, 1971.
- Le Nu perdu, 1978.
- éloge d’une soupçonnée, précédé d’autres poèmes 1973-1987, 1989.
- En trente-trois morceaux et autres poèmes, suivi de Sous ma casquette amarante, 1997.
- Commune présence, 1998 (anthologie par l’auteur).
- Lettera amorosa, illustrations de Georges Braque et de Jean Arp, 2007.

 

Liens : - Pour entendre la voix du poète.
- Une mise en regard et un commentaire de la note 178 des Feuillets d’Hypnos et du tableau de Georges de La Tour se trouve notamment dans l’excellent livre d’images de Jean-Pierre Aubrit et Bernard Gendrel, Des Mots pour la peinture, qui vient de paraître au Seuil et dont je vous recommande la lecture.
- D’autres poèmes de Char sur le site "Jardin des muses".

 

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